Politique Internationale N° 124
Par Jean Claude Buhrer
État
des lieux sans complaisance, mais lucide, des dysfonctionnements de
l’institution onusienne, cet essai reste d’une pertinente actualité
au lendemain des ratés de la Conférence de Durban II contre le racisme.
Des Nations unies aux Nations désunies,
pour reprendre le titre de son ouvrage, Malka Marcovich retrace l’évolution
de la nouvelle organisation mise en place après la faillite de la Société
des Nations.
Dès
1945, les droits de l’homme ont occupé une place centrale dans le
dispositif onusien. La Charte s’en réclame, puis la Commission des
droits de l’homme voit le jour en 1946, et l’adoption, en 1948,
de la Déclaration universelle leur confère une portée générale
sous la protection de la communauté internationale. Depuis, un impressionnant
cadre normatif a été développé — un cadre complété par une série
de mécanismes de protection et de procédures spéciales.
Comme
le rappelle l’auteur, la gageure est de passer de la parole aux actes
et de mettre ces beaux principes en pratique. En fait, nombre d’États,
plus soucieux de se soustraire à toute critique et de critiquer les
autres que de respecter les droits de l’homme, rechignent à jouer
le jeu. Au point qu’on peut se demander si la Déclaration universelle
serait toujours adoptée aujourd’hui ! En 1948, déjà, l’Union soviétique
et cinq autres pays de sa sphère d’influence s’étaient abstenus
de l’approuver, de même que l’Afrique du Sud en raison de sa politique
d’apartheid et de l’Arabie saoudite, qui la jugeait en porte-à-faux
par rapport à ses structures antidémocratiques et à sa conception
rigide de l’islam.
Alors
que la fin de la guerre froide et le démantèlement de l’apartheid
auraient pu donner un nouvel élan aux droits de l’homme, les antagonismes
n’ont cessé de s’exacerber depuis la Conférence mondiale de Vienne
en 1993. Au nom du relativisme culturel, la Chine et d’autres régimes
autoritaires ont pris prétexte de leurs traditions et, surtout, du
principe de la souveraineté des États pour remettre en cause l’universalité
des droits de l’homme. Les pays musulmans ne sont pas en reste : depuis
l’adoption, en 1990, au Caire, de la Déclaration islamique des droits
de l’homme, ils réaffirment la primauté du Coran en se plaçant
dans le sillage de la surenchère entre l’Iran des ayatollahs et l’Arabie
saoudite. Latente, la crise du système devait s’étaler au grand
jour lors des débordements antisémites qui ont entaché, en 2001,
la Conférence de Durban contre le racisme. Se focalisant sur le seul
Proche-Orient au détriment de tous les autres problèmes, les débats
s’achevèrent dans la confusion deux jours avant les attentats du
11 Septembre.
L’accession,
en 2003, de la Libye à la présidence de la Commission des droits de
l’homme n’a fait qu’enfoncer le clou du discrédit. Les mêmes
causes produisant les mêmes effets, son remplacement en 2006 par un
Conseil à la façade à peine ravalée n’a pas suffi à redresser
la barre, et encore moins à donner le change. « En quelques années,
constate l’auteur, tous les nouveaux mécanismes créés depuis le
tournant du millénaire n’ont fait qu’aggraver le délitement de
l’institution. »
Plus
encore que la Commission qui l'a précédé, le Conseil est dominé
par une majorité d'États liberticides qu’influencent l'Organisation
de la conférence islamique (OCI), la Chine, Cuba et la Russie, tous
engagés dans un travail de sape destiné à vider les droits de l'homme
de leur substance et à en démanteler les acquis. En délicatesse avec
la laïcité, l'OCI s'obstine à faire entrer la religion à l'ONU et
à imposer des normes anti-blasphème sous couvert de lutte contre l'islamophobie.
Dans ce contexte, l'auteur démonte aussi l'« Alliance des civilisations »,
nouveau gadget imaginé par l'ancien président iranien Khatami sous
prétexte de faciliter un dialogue entre l'islam et l'Occident ; comme
si le monde se résumait à ces deux entités… Sous ses apparences
consensuelles, cette nouvelle alliance a été placée en 2005 sous
l'égide de l'ONU à l'initiative des premiers ministres espagnol et
turc, devenant ainsi un cheval de Troie portant ombrage à la Déclaration
universelle, avec la bénédiction de certains Occidentaux trop crédules.
La
question est de savoir si les droits de l'homme sont solubles dans le
système des Nations unies avec des États, et surtout des dictatures,
à la fois juges et parties. Compte tenu des obstacles à surmonter
et des profondes divergences qui opposent les forces en présence, la
réforme de l'ONU lancée par Kofi Annan en 2005 s’annonce des plus
aléatoires. Dernier exemple en date : l’affaire du Sri Lanka. Comme
au Rwanda, au Darfour et au Tibet, la démission de l’ONU fut encore
une fois patente. Au mois d’avril 2009, alors que les combats faisaient
rage dans le nord de l'île, la Conférence de Durban II n'a pas eu
un mot pour évoquer le sort des victimes civiles prises entre deux
feux. Ce n'est qu'après trente ans de massacres et près de 100 000
morts, une fois le forfait accompli, que le Conseil des droits de l'homme
a finalement tenu fin mai une session spéciale, qui s'est achevée
par l'adoption d'une résolution qu’a présentée le gouvernement
de Colombo lui-même et dans laquelle la majorité automatique « se
réjouit de l'engagement continu du Sri Lanka en faveur de la promotion
et de la protection de tous les droits de l'homme »…
Au
terme de cette réflexion salutaire, ne serait-ce que parce qu'on ne
saurait se contenter d'un multilatéralisme de pacotille, Malka Marcovitch
juge la capitulation des démocraties d'autant plus grave que celles-ci
couvrent la quasi-totalité du budget de fonctionnement de l'ONU. Pourvu
qu’elles se ressaisissent avant qu'il ne soit trop tard...